Marie NDiaye Goncours 2009 pour Trois femmes puissantes

Marie NDiaye Trois femmes puissantes
Marie NDiaye a obtenu le Goncourt 2009 pour son dernier livre : Trois femmes puissantes. Les autres candidats étaient Delphine de Vigan pour Les heures souterraines, Jean-Philippe Toussaint pour La vérité sur Marie et Laurent Mauvignier pour Des hommes.
 

Extrait du livre de Marie NDiaye :

Et celui qui l’accueillit ou qui parut comme fortuitement sur le seuil de sa grande maison de béton, dans une intensité de lumière soudain si forte que son corps vêtu de clair paraissait la produire et la répandre lui-même, cet homme qui se tenait là, petit, alourdi, diffusant un éclat blanc comme une ampoule au néon, cet homme surgi au seuil de sa maison démesurée n’avait plus rien, se dit aus- sitôt Norah, de sa superbe, de sa stature, de sa jeunesse auparavant si mystérieusement constante qu’elle semblait impérissable. Il gardait les mains croisées sur son ventre et la tête inclinée sur le côté, et cette tête était grise et ce ventre saillant et mou sous la chemise blanche, au-dessus de la ceinture du pantalon crème. Il était là, nimbé de brillance froide, tombé sans doute sur le seuil de sa maison arrogante depuis la branche de quelque flamboyant dont le jardin était planté car, se dit Norah, elle s’était approchée de la maison en fixant du regard la porte d’entrée à travers la grille et ne l’avait pas vue s’ouvrir pour livrer passage à son père
— et voilà que, pourtant, il lui était apparu dans le jour finissant, cet homme irradiant et déchu dont un monstrueux coup de masse sur le crâne semblait avoir ravalé les proportions harmonieuses que Norah se rappelait à celles d’un gros homme sans cou, aux jambes lourdes et brèves. Immobile il la regardait s’avancer et rien dans son regard hésitant, un peu perdu, ne révélait qu’il attendait sa venue ni qu’il lui avait demandé, l’avait instamment priée (pour autant, songeait-elle, qu’un tel homme fût capable d’im- plorer un quelconque secours) de lui rendre visite. Il était simplement là, ayant quitté peut-être d’un coup d’aile la grosse branche du flamboyant qui ombrageait de jaune la maison, pour atterrir pesamment sur le seuil de béton fissuré, et c’était comme si seul le hasard portait les pas de Norah vers la grille à cet instant. Et cet homme qui pouvait transformer toute adjuration de sa propre part en sollicitation à son égard la regarda pousser la grille et pénétrer dans le jardin avec l’air d’un hôte qui, légèrement importuné, s’efforce de le cacher, la main en visière au-dessus de ses yeux bien que le soir eût déjà noyé d’ombre le seuil qu’illuminait cependant son étrange personne rayonnante, électrique.
— Tiens, c’est toi, fit-il de sa voix sourde, faible, peu assurée en français malgré sa maîtrise excellente de la lan- gue mais comme si l’orgueilleuse appréhension qu’il avait toujours eue de certaines fautes difficiles à éviter avait fini par faire trembloter sa voix même. Norah ne répondit pas. Elle l’étreignit brièvement, sans le presser contre elle, se rappelant qu’il détestait le contact physique à la façon presque imperceptible dont la chair flasque des bras de son père se rétractait sous ses doigts. Il lui sembla percevoir un relent de moisi. Odeur provenant de la floraison abondante, épuisée du gros flamboyant jaune qui poussait ses branches au-dessus du toit plat de la maison et parmi les feuilles duquel nichait peut-être cet homme secret et présomptueux, à l’affût, son- geait Norah gênée, du moindre bruit de pas s’approchant de la grille pour prendre son essor et gauchement se poser sur le seuil de sa vaste demeure aux murs de béton brut, ou provenant, cette odeur, du corps même ou des vêtements de son père, de sa peau de vieux, plissée, couleur de cen- dre, elle ne le savait, elle n’aurait su le dire. Tout au plus pouvait-elle affirmer qu’il portait ce jour- là, qu’il portait sans doute toujours maintenant, songeait- elle, une chemise froissée et tachée d’auréoles de sueur et que son pantalon était verdi et lustré aux genoux où il pochait vilainement, soit que, trop pesant volatile, il tom- bât chaque fois qu’il prenait contact avec le sol, soit, son- geait Norah avec une pitié un peu lasse, qu’il fût lui aussi, après tout, devenu un vieil homme négligé, indifférent ou aveugle à la malpropreté bien que gardant les habitu- des d’une conventionnelle élégance, s’habillant comme il l’avait toujours fait de blanc et de beurre frais et jamais n’apparaissant fût-ce au seuil de sa maison inachevée sans avoir remonté son nœud de cravate, de quelque salon pous- siéreux qu’il pût être sorti, de quelque flamboyant exténué de fleurir qu’il pût s’être envolé. Norah, qui arrivait de l’aéroport, avait pris un taxi puis marché longuement dans la chaleur car elle avait oublié l’adresse précise de son père et n’avait pu se retrouver qu’en reconnaissant la maison, se sentait collante et sale, Elle portait une robe vert tilleul, sans manches, semée de petites fleurs jaunes assez semblables à celles qui jon- chaient le seuil tombées du flamboyant, et des sandales plates du même vert doux. Et elle remarqua, ébranlée, que les pieds de son père étaient chaussés de tongs en plastique, lui qui avait tou- jours mis un point d’honneur, lui semblait-il, à ne jamais se montrer qu’avec des souliers cirés, beiges ou blanc cassé. Était-ce parce que cet homme débraillé avait perdu toute légitimité pour porter sur elle un regard critique ou déçu ou sévère, ou parce que, forte de ses trente-huit ans, elle ne s’inquiétait plus avant toute chose du jugement provoqué par son apparence, elle se dit en tout cas qu’elle se serait sentie embarrassée, mortifiée de se présenter, quinze ans auparavant, suante et fatiguée devant son père dont le physique et l’allure n’étaient alors jamais affec- tés par le moindre signe de faiblesse ou de sensibilité à la canicule, tandis que cela lui était indifférent aujourd’hui et que, même, elle offrait à l’attention de son père, sans le détourner, un visage nu, luisant qu’elle n’avait pas pris la peine de poudrer dans le taxi, se disant, surprise : Comment ai-je pu accorder de l’importance à tout cela, se disant encore avec une gaieté un peu acide, un peu ran- cuneuse : Qu’il pense donc de moi ce qu’il veut, car elle se souvenait de remarques cruelles, offensantes, proférées avec désinvolture par cet homme supérieur lorsque adoles- centes elle et sa sœur venaient le voir et qui toutes concer- naient leur manque d’élégance ou l’absence de rouge sur leurs lèvres. Elle aurait aimé lui dire maintenant : Tu te rends compte, tu nous parlais comme à des femmes et comme si nous avions un devoir de séduction, alors que nous étions des gamines et que nous étions tes filles. Elle aurait aimé le lui dire avec une légèreté à peine grondeuse, comme si cela n’avait été qu’une forme de l’humour un peu rude de son père, et qu’ils en sourient ensemble, lui avec un rien de contrition. Mais le voyant là debout dans ses tongs en plastique, sur le seuil de béton parsemé des fleurs pourrissantes qu’il fai- sait tomber peut-être lorsque, d’une aile lourde et lasse, il quittait le flamboyant, elle réalisa qu’il ne se souciait pas davantage de l’examiner et de formuler un jugement sur son allure qu’il n’eût entendu, compris la plus insistante allu- sion aux méchantes appréciations qu’il lançait autrefois. Il avait l’œil creusé, le regard lointain, un peu fixe. Elle se demanda alors s’il se souvenait vraiment de lui avoir écrit pour lui demander de venir.
— Si on entrait ? dit-elle en changeant d’épaule son sac de voyage.
— Masseck ! Il frappa dans ses mains. La lueur glaciale, presque bleutée que dispensait son corps informe parut croître en intensité. Un vieillard en bermuda et polo déchiré, pieds nus, sor- tit de la maison d’un pas vif.
— Prends le sac, ordonna le père de Norah. Puis, s’adressant à elle :
— C’est Masseck, tu le reconnais ?
— Je peux porter mon sac, dit-elle, regrettant aussitôt ces mots qui ne pouvaient que froisser le serviteur habitué, malgré son âge, à soulever et transporter les charges les plus incommodes, le lui tendant alors avec une telle impé- tuosité que, non préparé, il chancela, avant de se rétablir et de jeter le sac sur son dos puis, courbé, de rentrer dans la maison. La dernière fois que je suis venue, c’était Man- sour, dit-elle. Masseck, je ne le connais pas.
— Quel Mansour ? fit son père avec cet air soudain égaré, presque consterné qu’elle ne lui avait jamais vu autrefois.
— Je ne connais pas son nom de famille mais, ce Man- sour, il a vécu ici des années et des années, dit Norah qui sentait peu à peu l’emprise d’une gêne poisseuse, étouf- fante.
— C’était peut-être le père de Masseck, alors.
— Oh non, murmura-t-elle, Masseck est bien trop âgé pour être le fils de Mansour. Et comme son père avait l’air de plus en plus désorienté et semblait même tout près de se demander si elle ne se jouait pas de lui, elle ajouta rapidement :
— Mais vraiment ça n’a pas d’importance.
— Je n’ai jamais eu de Mansour à mon service, tu te trompes, dit-il avec un fin sourire arrogant, condescendant, qui, première manifestation de l’ancienne personnalité de son père et pour agaçant qu’eût toujours été ce petit sou- rire dédaigneux, réchauffa le cœur de Norah, comme s’il importait que cet homme suffisant continuât de s’entêter à avoir le dernier mot plus encore qu’il eût raison. Car elle était certaine de la présence d’un Mansour, dili- gent, patient, efficace, aux côtés de son père des années durant, et si sa sœur et elle n’étaient venues depuis l’en- fance, en fin de compte, guère plus de trois ou quatre fois dans cette maison, c’est Mansour qu’elles y avaient vu et jamais ce Masseck au visage inconnu.